DISCRIMINATIONS & BOUCS ÉMISSAIRE

DISCRIMINATIONS ET BOUC ÉMISSAIRE

LE BOUC ÉMISSAIRE, UN DISCRIMINÉ SANS BARRIÈRE.

Le phénomène discriminatoire repose a priori sur l’intention de discriminer, par essence invisible… Le fameux « plafond de verre » révèle que les contours de ces « minorités visibles » qui en font les frais sont dessinés par une majorité culturelle dont les desseins sont invisibles. La discrimination ne repose pas sur une preuve, mais sur une suspicion. Je ne discrimine pas parce qu’un fait établi m’a démontré que quelqu’un transgresse la règle fixée (par moi), mais parce qu’il-elle cède à la tentation (plus que moi). Plusieurs mécanismes emboîtés concourent au vécu traumatique des victimes, et permet de définir une typologie de ceux et celles pour lesquels être bouc-émissaire est bien plus qu’une posture dans leur trajectoire de vie.

  • Le déni de leur souffrance : ce n’est pas la souffrance qui traumatise, mais le fait de ne pas pouvoir en parler, car on anticipe qu’on ne sera pas compris. La violence retournée contre l’autre peut être un autre mode d’expression de ce besoin tragique.
  • Les formes de discrimination passives et de détournement, qui tuent plus que celle qui est habituellement désignée sous le terme de discrimination (la forme dite active, qui va de l’insulte au meurtre en passant par le refus de fournir un service) : la forme passive, c’est lorsqu’on nie l’existence de la différence – comme s’il « n’y en avait pas parmi nous » – et la forme de détournement, ce sont les stéréotypes que l’on véhiculent, pour une part positifs, et qui sont censés rendre la différence tolérable – comme « les gros sont joviaux », « les femmes sont multitâches » ou « les homosexuels sont sensibles ».
  • Les discriminations « bannières » (celles qui sont prises en compte par la société) masquent les « vraies » discriminations, qui isolent au point de culpabiliser ceux et celles qui en sont victimes. Les « exclu-e-s des exclu-e-s », les souffres douleurs et autres bouc-émissaires ont justement en commun qu’aucune bannière ne se dresse au dessus de leur tête, et que personne ne descendra pour défiler dans la rue si un acte odieux est commis à leur encontre. Impossible d’en dresser la liste, puisque par définition leur discrimination ne porte pas de nom…
  • Les « transgresseurs des normes de genre », c’est-à-dire les garçons et les hommes dits féminins, les filles et les femmes dites masculines, quelle que soit leur préférence affective et sexuelle, arrivent en tête parmi les plus fréquemment discriminé-e-s. Plus généralement, les boucs-émissaires ont été humiliés de manière asymétrique selon le sexe : sur la sensibilité au masculin d’un côté, sur la liberté au féminin de l’autre.
  •     Les cumulard-e-s, c’est-à-dire ceux et celles qui conjuguent plusieurs « différences », font partie de ces discriminé-e-s sans nom. Parmi eux, les entre-deux – entre deux identités vues comme incompatibles, souvent l’une visible et l’autre invisible – occupent une place de choix. Leur crainte est souvent d’être débusqué-e, et leur fierté – mais qui les enferme également – de pouvoir se camoufler.

Un bouc émissaire pourrait être défini comme une personne se retrouvant de manière récurrente dans une position d’abusé(e) dans un groupe, sous-entendu impuissante à mobiliser des moyens pour dénoncer l’abus exercé à son encontre et s’en sortir. Mais c’est aussi une personne qui est désignée comme devant endosser un comportement social que ce groupe souhaite évacuer. Les boucs-émissaires sont de fait poussés à s’autodétruire.

Le concept de bouc-émissaire a été largement développé par le penseur René Girard. Cette forme de violence résulterait selon lui d’un surenchérissement de « désir mimétique », car un humain désire ce que désire l’autre : « le désir mimétique est à l’origine d’un alliage aussi ancien que l’humanité, un vortex terrible qui lie la violence et le sacré dans une escalade secrète (le sacré camouflant la violence), terrible et même suicidaire, dont nous ne pouvons nous arracher que d’une seule façon : en réduisant la violence, à intervalles réguliers, par une focalisation sur un bouc émissaire, qui prend sur lui toute la violence avant de disparaître. » (Maria-Stella Barberi)

Selon René Girard, la résolution de la violence endogène d’un groupe ne peut se passer de cette désignation. Ainsi, si la violence paraît aujourd’hui nous déborder et ne plus pouvoir être gérée, ce serait la conséquence de la quasi-disparition des sacrifices dans nos sociétés contemporaines. Mais ils persistent dans les mythes, anciens ou contemporains, sont très présents dans les grandes religions monothéistes, et à la base même de la chrétienté. La figure du martyr paraît opposée à celle du bouc-émissaire, puisqu’il est adulé au lieu d’être méprisé ; mais dans les deux cas le groupe ne prend pas la responsabilité de leur mort puisqu’ils sont tous deux, pour des raisons en apparence différentes, incités à se tuer. Lorsque dans une école, un immeuble, une famille, une entreprise, une personne est en position de bouc-émissaire, en étant systématiquement mis du côté de la faute, un observateur extérieur qui ne comprendrait pas la raison d’une telle désignation, serait frappé par l’absence de culpabilité des tiers.

Or un groupe qui ne prend pas la responsabilité de ses actes, constitué d’individus qui ne ressentent pas de culpabilité face à la souffrance de celui qui en fait les frais, est une machine à fabriquer des traumatismes psychiques sévères. On pourrait même dire qu’il s’agit d’un fonctionnement pervers, puisque la toute-puissance ressentie nie conjointement l’exercice de la responsabilité et le sentiment de culpabilité chez ceux qui s’y identifient. Ainsi, si l’autre est vu comme un obstacle à la réalisation de mon désir, par exemple parce qu’il désire la même chose que moi, j’ai à ma disposition le terreau nécessaire pour abuser de sa vulnérabilité dès que je la perçois, et je pourrai en prime jouir de sa mise à terre publique. Cette « posture perverse » est tout aussi liée au phénomène de bouc-émissaire que la posture de victime qui en est l’épicentre : elle contient la même fêlure identitaire et c’est donc si jouissif de le faire payer à celui qui l’a moins cachée.

Mais sans la présence des témoins passifs que sont les tiers silencieux, le traumatisme serait de moins grande portée. C’est bien leur non-intervention qui signifie sans équivoque à la victime qu’elle est coupable de quelque chose qui mérite sanction , et que les témoins ne sont en rien responsables puisqu’ils se situent « hors du coup ». Cette troisième posture peut être qualifiée de normopathe, au sens de pathologie de la norme, et de soumission à une autorité abusive. Elle met en évidence un redéploiement de la posture perverse dans un groupe : les boucs-émissaires sont en quelque sorte « coupables mais pas responsables », autrement dit coupables d’une faute qu’ils n’ont pas commise, pendant que les normopathes sont « responsables mais pas coupables », en faisant ce qu’il faut pour rester « normal » dans ce système, mais sans empathie vis-à-vis de la victime.

Le traumatisme qui en résulte chez la victime est inscrit dans un « triangle de l’abus », et non dans un rapport frontal avec son agresseur. On y retrouve les trois réactions à la peur chez les êtres vivants, à savoir l’attaque (posture perverse), la fuite (posture normopathe) et la paralysie (posture bouc-émissaire). Il est d’autant plus facile d’attaquer qu’on n’est pas identifié comme une menace par le groupe, d’autant plus facile de fuir qu’on est « planqué » en faisant ce que tous les autres font, et d’autant plus facile d’endosser le costume de bouc-émissaire qu’on est paralysé par la violence de l’humiliation. Si la désignation d’un bouc-émissaire est pensée comme inéluctable, aucun de ces trois protagonistes ne verra d’autre solution (pour ne pas l’être) que de se cacher dans la masse, ou d’attaquer le premier celui qui pourrait me dévoiler en se dévoilant lui-même… Etre victime de la norme, s’identifier à la norme ou se servir de la norme, aucun autre choix ne paraît alors possible. Le paradoxe tient dans le fait que le bouc-émissaire élu est aussi convoité pour sa « différence » qu’il est objet de toutes les violences pour l’affront qu’il fait en l’exposant ainsi. 

Cette gestion particulière de la norme quand la violence monte est au cœur même de la définition de normopathie. Hannah Arendt a inventé le concept de « banalité du mal », pour démonter notamment les mécanismes à l‘œuvre pendant la seconde guerre mondiale, non seulement en Allemagne et dans les pays occupés, mais aussi au sein même des communautés boucs-émissarisées, les juifs en tête bien entendu. Elle a démontré que ce ne sont pas les nazis qui sont les premiers responsables de la Shoah, mais tous ceux et celles qui avaient devant leurs yeux tous les signes permettant de constater l‘horreur, et qui donc auraient pu se rebeller mille fois avant qu‘il ne soit trop tard. Mais ils n‘ont pas bronché tant qu‘on ne s‘en est pas pris à eux directement, y compris dans la communauté juive. Le normopathe est le véritable opérateur de la mise au trou du « déviant » qui tente d‘échapper à la pression morale ambiante. Le normopathe est celui ou celle qui a le pouvoir de transformer la honte de ce que je suis en humiliation, signifiant alors que je ne suis pas digne d‘appartenir à l‘espèce humaine. Hannah Arendt analysait donc ainsi le nazisme dans « Eichmann à Jérusalem » et Christophe Dejours le harcèlement moral dans « Souffrance en France », mais c‘est probablement Albert Einstein qui en a donné la définition la plus claire : « le monde n‘est pas difficile à vivre à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ». 

Aujourd‘hui, il est parfois inapproprié d‘être courageux, d‘avoir confiance en soi, sauf si on se conforme encore et toujours à l‘image virile, transmise par les générations qui nous ont précédés. Le courage devient alors menace pesante sur celui qui ne parvient pas à trouver sa place dans une société discriminante à l‘égard des « faibles », et la confiance n‘est valorisée que si elle rime avec « Ego surdimensionné ». La « matrilité  », attitude faussement rassurante de la « bonne mère », celle qui prend tellement soin de nous qu‘elle nous empêche d‘exister par nous-mêmes, n’est pas une antidote, c’est l’autre moitié du piège… La normopathie est donc cette forme larvée de discrimination qui opère malgré nous, comme un pendule hypnotique, attirant notre attention sur une multitude de petites minorités insignifiantes, mais si dérangeantes…