La Norme, une aberration protéiforme

Je m’intéresse à la question de la Normalité et des différences depuis … toujours ! Et depuis au moins deux décennies, j’étudie le phénomène du bouc émissaire comme révélateur de cette dialectique. Finalement, ne serait-ce pas la réponse apportée par la Différence à une multitudes de normes qui se sont tacitement mises d’accord pour la désigner ainsi ?

Depuis aussi loin que remonte mon souvenir, je n’ai eu qu’une seule conviction : je suis différent. J’avais bien conscience que les gens normaux étaient bizarres ; j’étais incapable de comprendre comment ils faisaient pour intégrer sans qu’on leur explique ce qui était normal et ce qui ne l’était pas. Alors je me suis retenu de respirer, pendant des années, espérant qu’un jour je me sentirai appartenir au groupe de ceux qui n’appartiennent à rien, et nulle part.

Groucho Marx disait : « Jamais je n’accepterai d’appartenir à un groupe qui m’accepterait comme membre ! »

Et à chaque fois que je me suis senti appartenir, j’ai ressenti encore plus violemment la pression d’une norme qui ne se nommait toujours pas. Elle me signifiait que je marchais encore une fois en dehors des clous. Sauf peut-être quand, à l’aube de mes soixante ans, j’ai rejoint pour quelques apéros asperger « l’Aspéro marseillais », me sentant « normal » au milieu d’« anormaux » comme moi…

Article Norme et APPT

Pour illustrer la violence des normes, laissez-moi vous présenter Max Tchung-Ming, un de mes amis avec qui j’ai codirigé « Violence et Justice restaurative à l’école ». Il est notamment photographe et il a réalisé une exposition « C’est (pas) marqué sur mon front », une galerie de portraits dont la profession des sujets est inscrite sur leurs fronts. Max me racontait que, hormis les enfants, personne ne lui demandait le point commun des bustes qui composent son exposition. Or, à l’évidence, s’il s’était agi de blancs, la question n’aurait pas manqué. Toutes ces personnes en effet sont noires, mais leur point commun est qu’elles sont cadres ou intellectuelles. Elles ne sont ni artistes ni sportives, comme un appendice normatif le souhaiterait.

Car si je vous dis : cher-e lecteur-e, quel-le est celui- celle d’entre vous qui se déclare plus différent-e que qui que ce soit ? Ou pis encore, plus normal-e ? (Remarquez au passage que je préfère le trait d’union qui lie masculin et féminin, à la norme admise qui consacre le point final.) Cela n’a aucun sens n’est-ce pas ?

Il n’existe en réalité qu’une différence : celle qui nous caractérise tous et toutes dans notre singularité si profondément humaine ; celle qui est même si spécifiquement associée à tout être vivant. Je veux dire que ce qui fait norme dans ce que nos chemins qui s’entrecroisent nous enseignent sur les autres et sur nous-mêmes, c’est bien cette conscience aiguisable à l’infini que la normalité n’existe pas. Les normes pathologiques, qualifiées de normopathies quand elles sont dévoilées, elles, sont bien réelles.

Tout ceci m’évoque les œuvres d’un grand sculpteur, Mauro Corda, et une association avec laquelle son travail artistique résonne, l’APPT (Association des Personnes de Petite Taille) La puissance de son travail réside dans son universalité : et si les grands de ce monde, des supra-gentils aux abominables dictateurs en passant par les héros du quotidien, étaient tous et toutes atteints d’ achondroplasie ¹ ? Quel regard porterions-nous sur la beauté ?

Chaque singularité humaine, en tout cas celles qui exposent à une forme de discrimination dans notre société contemporaine, oblige une de ces normes à révéler son appendice bizarroïde. Je vous propose de nous pencher sur ce que la nanophobie nous en témoigne, de manière si spécifique que rarement j’ai autant ressenti une telle violence dans le corps social, de la femme de la rue à l’homme politique le plus en vue.

Pensez-vous qu’il soit possible de photographier sans leur accord (et de manière massive) un groupe de personnes de petite taille qui a organisé une visite du Louvre, pendant qu’elles patientent devant le guichet d’entrée ? Ou bien que la classe politique s’indigne de l’expression « nains de la gauche » parce qu’elle dégrade les politiciens visés, plutôt que par l’expression elle-même (aurait-on pu dire « ces PD/nègres/salopes de la gauche ») ? Eh bien, oui ces deux choses sont possibles car elles sont arrivées récemment. Et les personnes désignées par l’insulte « nain » en souffrent d’autant plus, dans l’indifférence générale.

Personnellement j’en ai la nausée. D’autant qu’elle est allègrement relayée par des représentations humiliantes des personnes de petite taille, de Ford Boyard au film Pattaya, en passant par un ange gardien, dont les propos blessent régulièrement les personnes de petite taille simplement humaines.

Alors, hormis le fait qu’il n’existe pas (encore) de nano-pride, ni de nanogritude comme mouvement littéraire, et encore moins de manifeste des 343 naines, quelle serait l’une des spécificités de la nanophobie ? Car si l’insulte me grandit quand on me traite de « PD ! », et que mon compagnon et moi nous appliquons à ce que notre fille soit également grandie si elle est un jour traitée de « salope de négresse ! », c’est parce que des décennies de combat contre l’injustice pointée par les protubérances homophobes, racistes et sexistes de nos sociétés, nous font colonne vertébrale.

Les personnes de petite taille sont en mouvement, mais ne bénéficient pas encore de cette avancée sociétale, nécessaire, oui nécessaire. Savez-vous qu’il a fallu attendre 2002 pour que le Comité des droits de l’Homme des Nations Unis estime que « l’interdiction du lancer de nains² est fondée sur des critères objectifs et raisonnables » ?

Une autre spécificité de la « nanophobie normale » (celle qui dit que « c’est pas grave », voire que « c’est pour rire »), qui m’interrogeait depuis presque 20 ans, m’a été superbement éclairée par un homme de petite taille lors de la dernière convention de l’APPT. L’histoire concerne une jeune femme de petite taille, et elle l’a partagée dans un espace de parole que j’animais sur le vécu des boucs émissaires. Alors qu’elle avait brillamment réussi son CAP de fleuriste, elle ne comprenait pas pourquoi ses multiples tentatives d’être recrutée, par suite d’une offre d’emploi, échouaient. Mais la particularité de ces refus, c’est qu’on lui expliquait pourquoi : « vous ne pourrez pas porter certains pots de fleurs », ou bien « ça risque de faire fuir une partie de ma clientèle ».

D’autres jeunes, confrontés eux-aussi dans ce groupe de parole à des discriminations à l’embauche, étaient étonnés : à eux, on leur disait plutôt que la place était prise, ou qu’on avait changé d’avis. Elle, on lui expliquait … tout ! Comme à un enfant ! La nanophobie ordinaire est infantilisante. Cela m’évoque aussi l’humiliation ressentie par ces enfants de petite taille, que leurs « ami-e-s » utilisent comme une … poupée.

Pour combattre le circuit infernal que la normopathie, les boucs émissaires qu’elle désigne spécifiquement et dont quelques comportements pervers se nourrissent, il nous faut : repérer, comprendre, caractériser, démontrer, toucher, illustrer, intervenir individuellement, et collectivement constituer une communauté humaine, puisque rebelle à toute forme d’injustice.

Cela me rappelle aussi une histoire que m’a raconté un homme de petite taille, et qui a un poste très important dans une grosse entreprise française. Lorsqu’il doit recevoir des partenaires potentiels, et alors qu’ils attendent impatiemment dans la salle d’attente de rencontrer le grand chef, il essaie de titiller leur appendice normatif en passant deux ou trois fois devant eux. Il est persuadé que, s’il était de taille classique, ces derniers le salueraient poliment, pensant que c’est peut-être celui qui va bientôt les recevoir. Vous vous en doutez, en l’occurrence il n’en est rien. Ceux qui le font sont l’exception, et les autres sont déconfits lorsqu’ils découvrent que celui qu’ils ont pris pour un sous-fifre est en réalité ce grand monsieur qu’ils sont venus rencontrer.

Et vous, que feriez-vous ?

  1. L’achondroplasie est une maladie constitutionnelle de l’os donnant un nanisme avec raccourcissement surtout de la racine des membres et un visage caractéristique.

  2. Le lancer de nain est une attraction pratiquée habituellement dans les bars ou discothèques, consistant à lancer un nain le plus loin possible sur des matelas.